Addis-Abeba a officiellement lancé le 10 janvier 2025 l’Ethiopian Securities Exchange (ESX), première place boursière du pays depuis un demi-siècle. Une décision emblématique des réformes structurelles engagées par le Premier ministre Abiy Ahmed, dans un pays longtemps marqué par un dirigisme économique profond. Ce tournant suscite autant d’espoirs que d’interrogations, dans un contexte politique et financier encore fragile.
Une rupture historique : la naissance d’un marché financier en Éthiopie
L’ouverture de l’ESX marque un événement majeur pour l’économie éthiopienne, qui s’était tenue à l’écart des logiques de marché depuis l’abolition de la Bourse d’Addis-Abeba dans les années 1970. Sous le régime militaire socialiste du Derg, toute forme de spéculation avait été bannie, et l’économie était soumise à un strict contrôle étatique. Depuis lors, aucune plateforme de cotation n’avait vu le jour, condamnant les entreprises à des circuits de financement traditionnels. Avec le lancement de l’ESX, le gouvernement éthiopien rouvre enfin la porte aux mécanismes modernes de mobilisation du capital, considérés aujourd’hui comme essentiels au financement de l’économie réelle.
C’est la banque Wegagen qui a inauguré cette nouvelle ère en devenant la première société cotée à l’ESX. Mais le gouvernement ne compte pas s’arrêter là. D’ici dix ans, ce sont près de 90 entreprises, publiques et privées, qui devraient rejoindre la place de marché. Parmi les candidats les plus attendus figure Ethio Telecom, mastodonte des télécommunications, dont la privatisation partielle est en cours. Cette stratégie vise à structurer progressivement un écosystème financier solide et crédible, susceptible d’attirer des investisseurs locaux comme étrangers, tout en renforçant la transparence et la gouvernance des sociétés cotées.
Cette initiative s’inscrit dans un contexte de transformation économique plus global. L’Éthiopie, après avoir longtemps misé sur les investissements publics massifs et l’endettement extérieur pour soutenir sa croissance, cherche désormais à diversifier ses leviers de développement. Le lancement d’un marché boursier n’est pas seulement un outil technique : il représente un changement de paradigme. Il s’agit d’encourager l’épargne privée, d’attirer les capitaux diasporiques, de favoriser les fonds de pension, mais aussi de placer les entreprises face à la discipline des marchés. Un changement profond dans la culture économique du pays.
Les réformes économiques d’Abiy Ahmed : volontarisme et obstacles
Depuis son accession au pouvoir en 2018, le Premier ministre Abiy Ahmed a engagé une série de réformes économiques d’ampleur, rompant avec l’orthodoxie planificatrice de ses prédécesseurs. Libéralisation du marché des changes, ouverture partielle du secteur bancaire aux acteurs étrangers, réduction du rôle de l’État dans certaines entreprises publiques : le cap est clair. Le gouvernement cherche à rendre l’environnement des affaires plus attractif, tout en maintenant une forme de pilotage stratégique. Le lancement de la Bourse s’inscrit dans cette dynamique de modernisation économique, en facilitant l’accès au capital privé et en incitant les entreprises à renforcer leur transparence.
Mais cette volonté réformatrice se heurte à plusieurs réalités. L’Éthiopie est toujours confrontée à une inflation élevée, à une dette extérieure importante, et à un climat d’insécurité marqué par les conflits dans les régions du Tigré et d’Amhara. Ces facteurs créent une instabilité chronique qui dissuade certains investisseurs. Par ailleurs, les réformes structurelles, si elles ne sont pas accompagnées de garanties juridiques et institutionnelles solides, risquent de produire des effets inverses à ceux escomptés. La création d’un marché boursier n’a de sens que dans un État de droit où la sécurité des contrats et la liberté économique sont assurées.
Dans ce contexte, le rôle des institutions financières internationales est déterminant. Le Fonds monétaire international (FMI) a approuvé un programme d’assistance de 3,4 milliards de dollars pour appuyer les réformes engagées, en particulier dans le domaine des finances publiques et de la gouvernance monétaire. Mais cette aide est strictement conditionnée à des avancées concrètes : réduction des subventions, discipline budgétaire, gestion saine de la dette, renforcement des institutions de régulation. L’ouverture de la Bourse pourrait ainsi servir de vitrine pour rassurer les bailleurs internationaux, à condition qu’elle s’accompagne d’un encadrement rigoureux et d’une transparence renforcée.
Vers un capitalisme éthiopien : potentialités et vigilance
L’un des enjeux majeurs du lancement de l’ESX est de permettre aux entreprises locales, souvent sous-capitalisées, d’accéder à des sources de financement alternatives aux prêts bancaires. En favorisant l’émission d’actions ou d’obligations, la Bourse offre aux PME comme aux grandes entreprises un outil efficace pour lever des fonds à long terme. Elle impose en retour une exigence accrue en matière de gouvernance, de transparence financière et de stratégie d’entreprise. Cette logique vertueuse pourrait avoir des effets d’entraînement importants sur le tissu économique local, en stimulant l’innovation, la formalisation du secteur privé et la confiance des investisseurs nationaux.
L’ESX ambitionne également d’attirer des capitaux étrangers, en particulier ceux de la diaspora éthiopienne, très active et souvent désireuse d’investir dans le développement du pays. Mais pour cela, encore faut-il que la place boursière inspire confiance, qu’elle offre des garanties solides, et qu’elle fonctionne selon des règles claires et stables. À ce titre, l’encadrement réglementaire, la formation des acteurs et la mise en place d’instances de régulation indépendantes seront déterminants. L’ouverture ne peut être totale dès le départ : elle doit se faire de manière progressive, maîtrisée, en limitant les effets spéculatifs et les prises de contrôle hostiles.
Enfin, l’ESX pourrait contribuer à la diversification de l’économie éthiopienne, aujourd’hui encore fortement dépendante de l’agriculture. En développant les secteurs des services, de l’industrie, des nouvelles technologies ou encore de la finance, le marché boursier peut jouer un rôle catalyseur. Il permettrait notamment de structurer des filières émergentes, d’encourager l’investissement privé dans les infrastructures, et de développer des instruments innovants de financement vert ou social. Mais pour atteindre cet objectif, la Bourse ne doit pas rester un outil réservé aux grandes entreprises : elle devra aussi s’ouvrir aux initiatives plus modestes, locales, capables de faire émerger une véritable culture entrepreneuriale.
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