Le gouvernement malien est sommé de régler une dette de plus de 54 milliards de francs CFA à la Société de gestion de Manantali (SOGEM), faute de quoi la production d’électricité pourrait s’effondrer. Alors que le pays est déjà confronté à des coupures régulières et à une défiance croissante de la population, cette crise énergétique latente risque de déstabiliser davantage une junte militaire en quête de légitimité.
I. Une dette colossale qui menace la stabilité énergétique du Mali
Mis en service en 2002, le barrage hydroélectrique de Manantali, situé à 90 kilomètres au sud-est de Bafoulabé sur le fleuve Bafing, constitue un maillon essentiel de l’alimentation électrique du Mali. Avec une capacité installée de 200 mégawatts, l’installation fournit plus de 50 % de sa production au seul Mali, les parts restantes étant distribuées au Sénégal (33 %) et à la Mauritanie (15 %). Cette infrastructure, fruit d’un projet de coopération régionale entre les États de l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal (OMVS), représente bien plus qu’un simple outil technique : elle incarne un projet d’intégration énergétique fondé sur la mutualisation des ressources. Mais aujourd’hui, cette ambition régionale est fragilisée par un problème bien concret : le non-paiement d’une dette massive par l’un de ses principaux bénéficiaires.
Selon une lettre adressée par la SOGEM au directeur général d’Énergie du Mali (EDM) le 25 avril, le montant dû par le Mali s’élève à plus de 54 milliards de francs CFA, soit 94 millions de dollars. EDM reconnaît l’essentiel de cette somme, indiquant devoir 43,8 milliards à la SOGEM et 11,9 milliards à une autre entité chargée de l’exploitation et de la maintenance du barrage. Mais la société nationale d’électricité tente de justifier ces impayés par des retards importants dans les projets de la SOGEM elle-même, lesquels auraient désorganisé la chaîne d’approvisionnement énergétique du pays. Faute de production suffisante, EDM a dû avoir recours à des solutions de remplacement onéreuses, notamment la location de groupes électrogènes privés, grévant davantage encore ses capacités financières déjà fragiles.
Dans sa lettre, le directeur général de la SOGEM, Mohamed Mahmoud Sid’Elemine, ne mâche pas ses mots : la situation est devenue une « question de vie ou de mort » pour les installations et pour l’avenir même de l’organisme régional. Car sans le remboursement de cette dette, c’est la capacité opérationnelle de Manantali qui se trouve directement menacée. Et au-delà du barrage, c’est l’ensemble de la logique de coopération énergétique régionale qui vacille. Ce signal d’alarme intervient à un moment où le Mali, comme d’autres pays sahéliens, connaît une instabilité politique chronique et une situation budgétaire détériorée, ce qui rend peu probable un remboursement rapide sans aide extérieure.
Un pays en crise énergétique chronique
Depuis plusieurs années, les pannes d’électricité sont devenues le lot commun des habitants du Mali, et particulièrement de Bamako, la capitale. Ces délestages chroniques, souvent imprévisibles, affectent tous les pans de la vie sociale et économique : fonctionnement des hôpitaux, accès à l’eau, continuité des services publics, survie des petites entreprises. À mesure que la crise énergétique s’aggrave, la colère de la population monte, d’autant plus que la junte militaire au pouvoir depuis 2021 avait fait de la souveraineté nationale et du redressement des services publics un axe central de sa légitimité. L’accumulation de coupures aggrave le sentiment d’abandon ressenti dans une société déjà éprouvée par les conflits armés, l’inflation et l’isolement diplomatique.
Face à la pénurie d’énergie, les autorités ont multiplié les solutions palliatives : location de groupes électrogènes, contrats avec des fournisseurs privés, recours au fuel lourd. Mais ces mesures, coûteuses et souvent peu fiables, alourdissent considérablement les charges d’Énergie du Mali. L’absence de plan de financement structuré, combinée à la faiblesse des recettes internes, place l’entreprise publique dans un cercle vicieux : plus elle emprunte pour faire face à l’urgence, plus elle s’endette, et moins elle peut investir dans des infrastructures durables. Cette fuite en avant révèle la fragilité d’un modèle énergétique dépendant de l’endettement et de partenariats de court terme, au détriment d’une stratégie nationale cohérente et de long terme.
La crise de Manantali met également en lumière les limites de la gouvernance du secteur énergétique malien. Les institutions publiques peinent à anticiper, planifier et exécuter les projets d’envergure, en raison de la centralisation excessive, du manque de coordination interministérielle, et des pressions politiques. Par ailleurs, la militarisation de l’appareil d’État depuis les coups d’État de 2020 et 2021 a réduit l’espace décisionnel des experts et techniciens au profit de considérations sécuritaires. Dans ce contexte, la transparence financière reste faible, et les mécanismes de contrôle budgétaire sont quasi inexistants. C’est tout l’écosystème de gestion publique qui doit être repensé si le Mali veut retrouver une autonomie énergétique viable.
Un projet régional fragilisé par les fractures politiques sahéliennes
Le barrage de Manantali n’est pas seulement une infrastructure énergétique. Il symbolise, depuis sa mise en service, la capacité de plusieurs États africains à construire ensemble un outil au service du développement régional. La SOGEM, bras technique de l’OMVS, a toujours été présentée comme un modèle de coopération entre États riverains du fleuve Sénégal. Mais cette dynamique repose sur un principe fondamental : la solidarité budgétaire entre membres. Le défaut de paiement du Mali met à mal cet équilibre. S’il venait à se généraliser ou à durer, il pourrait compromettre le fonctionnement global de la structure, et affaiblir une fois encore l’idéal panafricain de mutualisation des ressources.
Le contexte géopolitique pèse lourdement sur cette crise. Depuis 2023, le Mali, aux côtés du Burkina Faso et du Niger, a quitté la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), actant une rupture avec une politique régionale commune. Si cette décision a pu flatter un nationalisme de circonstance, elle isole en réalité les États sahéliens de nombreux mécanismes d’appui, de financement et de concertation. Dans le domaine de l’énergie, cette marginalisation risque de priver le Mali de partenariats structurants. À défaut de solidarité régionale, le pays pourrait se retrouver seul face à ses carences, sans levier diplomatique ni accès privilégié à l’ingénierie multilatérale.
Le Mali, la Mauritanie et le Sénégal sont face à un tournant. Si les États de l’OMVS veulent préserver Manantali et continuer à croire en la viabilité d’une politique énergétique concertée, ils doivent trouver une solution rapide à cette crise de liquidités. Un refinancement structuré, un appui technique d’urgence, voire une réorganisation de la gouvernance de la SOGEM, figurent parmi les options évoquées en coulisse. Mais au-delà des chiffres, c’est un modèle qu’il faut sauver : celui d’un continent capable de penser son avenir énergétique collectivement, sans céder aux replis souverainistes. Faute de quoi, le continent pourrait voir s’effondrer l’un des plus beaux symboles de son autonomie naissante.
Be the first to comment on "Électricité : le Mali sous pression pour rembourser la dette du barrage de Manantali"