En infiltrant les réseaux sociaux, en finançant des médias parallèles et en s’alliant aux régimes militaires du Sahel, Moscou cherche à redessiner l’ordre informationnel de l’Afrique de l’Ouest. Une stratégie redoutablement efficace qui affaiblit les États démocratiques et mine les liens traditionnels avec l’Occident.
Une guerre informationnelle pilotée depuis Moscou
Depuis le démantèlement formel du groupe Wagner, Moscou n’a pas mis fin à ses ambitions africaines. Bien au contraire : la Russie a redéployé ses outils de soft power via une entité hybride et discrète, baptisée African Initiative. Officiellement présentée comme un réseau de coopération culturelle et géopolitique, cette structure abrite en réalité les nouvelles opérations informationnelles russes sur le continent. À travers des « centres d’analyse » et des « instituts de coopération », elle diffuse des contenus orientés, produit des articles de désinformation en plusieurs langues africaines, et sponsorise des figures d’influence locales. Les services de renseignement russes, selon plusieurs analystes occidentaux, seraient directement impliqués dans la définition des lignes éditoriales de ces canaux, en lien étroit avec les sphères militaires du Kremlin.
La force de la stratégie russe réside dans sa capacité à exploiter les blessures mémorielles et les tensions géopolitiques locales. En Afrique de l’Ouest, les récits relayés par les plateformes pro-russes dépeignent la France comme un acteur prédateur, responsable de tous les maux sécuritaires et économiques du Sahel. Les États-Unis, eux, sont accusés de piller les ressources africaines via leurs multinationales et d’imposer leur modèle par la contrainte. Ces messages sont diffusés sous forme de vidéos virales, d’infographies simplifiées ou de témoignages fabriqués, et ils s’adaptent aux codes des différentes couches sociales : de la jeunesse urbaine aux élites militaires. L’efficacité de ces narratifs tient à leur simplicité et à leur pouvoir d’indignation. En désignant un ennemi unique – l’Occident –, ils fédèrent des colères dispersées sous une bannière commune.
L’ingérence russe dans l’information sahélienne ne passe pas uniquement par des comptes isolés ou des pages Facebook. Elle s’appuie sur un écosystème complet de désinformation, mêlant sites d’actualités prétendument « panafricains », forums de discussion infiltrés, vidéos TikTok montées par des « influenceurs stratégiques », et bots automatisés sur X (ex-Twitter). Cette toile numérique n’est pas anarchique : elle est coordonnée à partir de hubs installés à Bamako, Ouagadougou et Niamey, avec l’aide de consultants russes et de relais locaux cooptés. Le but est de saturer l’espace numérique d’un contenu favorable à la Russie et à l’AES, tout en instaurant un climat de doute sur les institutions occidentales. Selon une note récente de l’Alliance pour la Sécurité de l’Information en Afrique (ASIA), plus de 300 comptes interconnectés diffusent chaque jour des messages pro-russes depuis le Sahel.
L’Alliance des États du Sahel : caisse de résonance géopolitique
Nés de coups d’État militaires successifs entre 2021 et 2023, les régimes du Mali, du Burkina Faso et du Niger ont formé en septembre 2023 l’Alliance des États du Sahel (AES), un pacte de défense mais aussi de rupture politique avec la CEDEAO et les anciens partenaires occidentaux. Face aux sanctions, à l’isolement diplomatique et aux pressions internationales, ces pays se sont tournés vers Moscou comme partenaire stratégique alternatif. La Russie, en retour, a offert un soutien militaire sous forme de livraison d’armements, d’instructeurs, et d’appui logistique, mais aussi un accompagnement en matière de propagande d’État. Cette alliance n’est pas seulement tactique : elle repose sur une vision commune de la souveraineté, souvent assimilée à la fermeture du champ politique et à l’hostilité envers les démocraties libérales.
Les dirigeants de l’AES s’appuient sur le récit russe pour consolider leur propre légitimité. Le président Ibrahim Traoré au Burkina Faso, le colonel Assimi Goïta au Mali ou le général Abdourahamane Tiani au Niger reprennent dans leurs allocutions les éléments de langage pro-russes : dénonciation du néocolonialisme, rejet des ONG occidentales, appel à un « panafricanisme renouvelé ». Les canaux institutionnels – télévisions nationales, communiqués ministériels, comptes officiels – relayent des informations biaisées ou non vérifiées, souvent issues des organes liés à l’African Initiative. En s’appuyant sur cette rhétorique, l’AES reconstruit un imaginaire souverainiste, où la Russie apparaît comme l’alliée naturelle de la « reconquête africaine ».
Ce cyberactivisme pro-AES ne serait pas aussi efficace sans le relais d’influenceurs et de journalistes acquis à la cause. À travers des formations en Russie ou des financements directs, certains acteurs médiatiques sahéliens participent à la fabrication d’une réalité alternative. Ils interviennent dans des forums internationaux, alimentent des débats sur les réseaux sociaux, et infiltrent même des espaces critiques pour y semer la confusion. Le but est double : affaiblir les discours modérés et légitimer la radicalisation souverainiste. Ce soft power populiste, bien que marginal au départ, gagne en audience et devient central dans la bataille pour l’opinion publique, notamment auprès des jeunesses urbaines désillusionnées par les promesses démocratiques non tenues.
Un risque de fragmentation durable du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest
L’installation progressive de cette sphère informationnelle alternative sape les piliers déjà fragiles du contrat social sahélien. En discréditant les institutions issues d’élections, en valorisant les régimes de fait, et en attisant les passions identitaires, la propagande russo-sahélienne affaiblit la démocratie par le bas. Les sociétés, bombardées de messages contradictoires, perdent confiance dans la presse indépendante, dans les contre-pouvoirs, et dans les espaces de débat pluralistes. Cette fragmentation informationnelle est d’autant plus dangereuse qu’elle s’appuie sur des frustrations réelles : pauvreté, insécurité, inégalités territoriales. Le discours pro-russe agit comme une réponse émotionnelle à une réalité politique complexe.
L’AES, en s’érigeant contre la CEDEAO et en appelant à la création d’une nouvelle architecture régionale, risque de fragmenter l’Afrique de l’Ouest en blocs antagonistes. Ce repli, soutenu discrètement par Moscou, affaiblit les institutions d’intégration économique et sécuritaire construites depuis des décennies. La diplomatie africaine, déjà mise à rude épreuve par les rivalités entre grandes puissances, est désormais soumise à une nouvelle polarisation informationnelle. Le risque est réel : voir émerger une zone grise géopolitique, instable, perméable à toutes les influences extérieures, et durablement coupée des dynamiques de coopération régionale.
Face à cette stratégie sophistiquée, les États africains démocratiques doivent redéfinir leurs priorités sécuritaires. La lutte contre le terrorisme ne peut faire l’économie d’une réflexion sur la souveraineté numérique, la régulation des médias, et la transparence des algorithmes. Renforcer l’éducation aux médias, soutenir les journalistes indépendants, et créer des contre-narratifs crédibles devient crucial. Car la bataille du Sahel ne se joue plus uniquement sur le terrain militaire : elle se joue aussi dans l’espace numérique, où chaque clic devient un acte politique. Si les États africains n’investissent pas dans cette guerre de l’information, ils perdront bien plus qu’un territoire : ils perdront la confiance de leurs peuples.
Be the first to comment on "Désinformation au Sahel : la Russie en embuscade derrière l’Alliance des États du Sahel"