Ndayane : la plage a disparu. Voici comment un port a dévoré tout un littoral.

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Au sud de Dakar, sur la Petite Côte, un paysage familier est en train de disparaître. Là où s’étendait autrefois une longue plage de sable blond, ouverte aux enfants du village, aux pêcheurs et aux rares touristes venus chercher un littoral encore préservé, Ndayane découvre aujourd’hui un rivage durci de galets, de blocs rocheux et de remblais. La construction du port en eau profonde, présenté comme l’un des fleurons du Plan Sénégal émergent et porté par DP World sur plus de 1 200 hectares, a déjà transformé en profondeur la géographie de ce morceau de côte. 

Car derrière les promesses d’emplois et de compétitivité régionale, se joue un autre récit : celui d’un littoral sacrifié, d’un écosystème marin bousculé, et d’un village de pêcheurs sommé de s’adapter à marche forcée. Le constat qui remonte du terrain est sans appel : disparition quasi totale de la plage de sable au droit de la digue, remplacée par des galets, aspiration du sable pour remblayer le talus du port, modification des courants, turbidité accrue. Ce qui, pour les ingénieurs, se lit comme « travaux de dragage » et « terrassement », se traduit pour les habitants par la perte d’un patrimoine naturel et d’un équilibre écologique fragile.

Une digue qui coupe le littoral et inverse la dynamique du sable

Le premier ouvrage visible du chantier est une digue de protection de près de 565 mètres, construite pour « protéger la zone de l’érosion côtière » et servir de plateforme au futur terminal à conteneurs.    Or, la science des côtes est claire : partout en Afrique de l’Ouest, les grands ports et leurs digues interrompent le transit naturel du sable, provoquant une accumulation d’un côté des ouvrages et une érosion dramatique de l’autre. 

À Ndayane, le scénario qui se dessine est désormais visible à l’œil nu : en aval de la digue, la plage s’amincit et la couche sableuse disparaît, laissant affleurer les galets et la roche. La mer, privée de son réservoir de sable, attaque directement le trait de côte. Dans le même temps, le sable dragué au large ou prélevé sur la plage est utilisé pour remblayer le talus du port et les plateformes futures, une pratique confirmée dans les documents techniques évoquant plus de 300 hectares gagnés sur la mer par dragage et remblai.

Ainsi, ce qui est présenté comme une « protection » contre l’érosion revient, pour cette portion du littoral, à déplacer le problème, voire à l’aggraver. La plage de Ndayane cesse de jouer son rôle de tampon naturel entre l’océan et la terre.

Un écosystème marin sous pression

L’impact n’est pas seulement paysager. Les études globales sur l’Afrique de l’Ouest montrent que la combinaison de grands ports en eau profonde, de dragages massifs et de digues rigides est l’un des premiers moteurs de l’érosion côtière et de la dégradation des habitats marins.    Chaque mètre cube de sable dragué remet en suspension des sédiments, augmente la turbidité de l’eau et asphyxie les herbiers, les fonds rocheux et les zones de reproduction de nombreuses espèces de poissons.

Le chantier de Ndayane ne fait pas exception. Les promoteurs mettent en avant la réalisation d’une étude d’impact environnemental et social et l’identification de zones sensibles comme les herbiers marins.    Mais sur le terrain, les pêcheurs constatent déjà une modification des zones de pêche, la raréfaction de certaines espèces côtières et une mer « plus trouble », moins propice à la petite pêche artisanale. Ce type de ressentis est cohérent avec les travaux menés sur d’autres côtes ouest-africaines, où le dragage et les digues ont déplacé les bancs de poissons, fragilisé les frayères et accéléré la perte de biodiversité. 

À moyen terme, la dégradation des habitats marins peut entraîner un effondrement des stocks accessibles aux pirogues artisanales, au profit des navires industriels pour lesquels le port a précisément été dimensionné. Le risque est donc double : écologique, avec la perte d’un écosystème, et social, avec la mise à l’écart de la pêche artisanale au profit de flux maritimes mondialisés.

Le village de pêcheurs pris en étau

Au-delà des poissons, c’est le village lui-même qui se retrouve directement exposé. À Ndayane et dans les localités voisines de Yenne, Toubab Dialaw ou Popenguine, les populations et les pêcheurs expriment depuis plusieurs années leurs inquiétudes face aux conséquences sociales et environnementales du projet.    Ces craintes se vérifient aujourd’hui : réduction de l’espace disponible pour le tirage et le stationnement des pirogues, accès plus difficile à la mer, dangers accrus liés aux manœuvres de grands navires, et perspective d’une cohabitation très inégale entre un méga-port industriel et une pêche artisanale de subsistance.

Les témoignages issus de la région soulignent que l’entrée et la sortie fréquente de navires de grande taille, associées aux remous de leurs hélices et à la modification des courants, rendent plus risquées les opérations de pêche à proximité de la digue. Des situations similaires ont été documentées dans d’autres zones portuaires, où les pêcheurs ont été contraints d’allonger leurs trajets, d’augmenter leurs coûts et de prendre davantage de risques pour contourner les zones d’accès réservées aux cargos. 

Ce déplacement forcé des pratiques renforce une forme d’injustice environnementale : la communauté qui subit le plus directement les impacts du port est aussi celle qui bénéficie le moins de ses retombées économiques, souvent captées par les grandes entreprises de logistique et par les activités industrielles adossées à la zone économique spéciale. 

Tourisme balnéaire : une vitrine fragilisée

La Petite Côte a longtemps été l’une des vitrines touristiques du Sénégal, précisément parce qu’elle offrait un littoral encore préservé, des plages de sable accessibles, des villages de pêche pittoresques et une biodiversité appréciée des visiteurs. Le choix d’implanter un port géant sur cette bande littorale, alors même que d’autres ports industriels se développent déjà à Bargny-Sendou, interroge la cohérence de l’aménagement du territoire. 

La disparition de la plage de sable au profit d’une côte de galets et de digues a un effet immédiat sur l’attractivité touristique du site : difficulté d’accès à la mer, baignade moins agréable, paysage industrialisé. Les hôtels et campements qui avaient misé sur un environnement naturel sont confrontés à un changement brutal de cadre, sans toujours avoir été associés ni compensés. À moyen terme, la dégradation de l’image de la Petite Côte pourrait détourner une partie du flux touristique vers d’autres destinations, au moment même où le pays cherche à relancer son secteur après les chocs successifs du terrorisme régional, du Covid et des tensions politiques.

Les expériences internationales montrent pourtant qu’il est possible d’intégrer des infrastructures portuaires dans une stratégie de développement côtier plus équilibrée, en déplaçant les ports les plus lourds vers des zones déjà industrialisées, en sanctuarisant de longues portions de plages, ou en investissant massivement dans la restauration des dunes et des mangroves pour compenser l’empreinte portuaire. 

Faune, flore et services écosystémiques sacrifiés

La plage de Ndayane n’était pas seulement un décor. Elle assurait une série de fonctions écologiques essentielles : nurserie pour certaines espèces marines, lieu de ponte pour des tortues marines sur certaines sections de la côte sénégalaise, filtre naturel pour la qualité de l’eau, protection contre les tempêtes. Les dunes et la végétation côtière, quand elles existaient encore, fixaient le sable et freinaient la progression de l’érosion.

Les études globales sur le littoral sénégalais rappellent que la côte est déjà soumise à des pressions majeures : pollution urbaine, rejets industriels, montée du niveau de la mer, extraction de sable et ouvrages rigides.    Ajouter un méga-port sans stratégie ambitieuse de restauration écologique revient à enlever une pièce de plus à un système déjà fragile. La disparition du sable et le recul de la plage accentuent la vulnérabilité des habitats côtiers : les oiseaux marins perdent leurs zones de repos, les invertébrés benthiques voient leur substrat transformé, et les chaînes alimentaires locales sont déséquilibrées.

Les services écosystémiques rendus gratuitement par cet environnement – protection côtière, support aux pêches, attractivité touristique, régulation de la biodiversité – sont peu ou pas monétisés dans les analyses coûts-bénéfices, alors que leur destruction est, elle, bien réelle.

Un cadre de gouvernance qui laisse des angles morts

Les autorités et le concessionnaire mettent en avant l’existence d’études d’impact environnemental et social, la promesse de ports « plus verts » et l’intégration du projet dans une stratégie nationale de modernisation des infrastructures.    Mais plusieurs points interrogent la gouvernance du projet.

D’abord, la consultation des populations. Dès 2019–2020, des collectifs de riverains et d’écologistes avaient alerté sur les risques pour la côte, l’agriculture de l’arrière-pays et les villages de pêcheurs, estimant que le projet entrait en contradiction avec les objectifs de protection littorale inscrits dans les documents de planification.    Ces interpellations n’ont manifestement pas conduit à une remise à plat, ni à un véritable débat national sur l’opportunité de multiplier les ports lourds sur une même façade côtière.

Ensuite, la nature des mesures compensatoires. L’expérience internationale montre que les grands projets portuaires peuvent – et doivent – s’accompagner de plans de réhabilitation d’ampleur : restauration de mangroves, rechargement massif en sable sur les plages voisines, création de récifs artificiels, zones marines protégées, fonds d’indemnisation transparents pour les pêcheurs et les opérateurs touristiques. Or, à ce stade, les annonces autour de Ndayane restent floues sur l’envergure réelle de ces compensations, en particulier en matière de rechargement sédimentaire et de protection durable du trait de côte au-delà de la seule emprise portuaire. 

Ce qui se fait ailleurs : ports et solutions fondées sur la nature

Ailleurs en Afrique de l’Ouest, des leçons ont pourtant été tirées des impacts des grands ports sur les côtes sableuses. Dans le golfe de Guinée, des recherches récentes ont montré que la conception classique des brise-lames portuaires entraîne un piégeage massif du sable, obligeant à draguer en permanence et créant une érosion sévère côté sous-le-vent. Des solutions dites « fondées sur la nature », comme les brise-lames en bancs de sable (sandbar breakwaters) ou la combinaison de digues souples et de rechargement régulier des plages, sont testées pour limiter l’empreinte de ces infrastructures. 

Plusieurs pays expérimentent également des plans d’aménagement intégrés, où chaque nouveau port doit s’accompagner d’une stratégie littorale à l’échelle régionale : corridors côtiers protégés, urbanisation contrôlée en arrière-côte, restauration des zones humides, et participation active des communautés locales aux décisions. 

Autrement dit, il ne s’agit pas de dire qu’aucun port ne doit être construit, mais qu’un port du XXIᵉ siècle ne peut plus être pensé comme un simple ouvrage en béton tourné vers le large. Il doit être conçu comme un élément d’un système côtier vivant, avec des marges d’ajustement, des espaces de respiration et des mécanismes de réparation.

Ce qui aurait dû être fait à Ndayane

Au regard de ces références, le cas de Ndayane illustre plusieurs manquements. D’abord, la localisation et le dimensionnement : implanter un méga-port sur une portion de côte encore relativement préservée, à forte vocation touristique et halieutique, relève d’un choix contestable. Un débat transparent aurait pu porter sur l’opportunité de renforcer plutôt des sites déjà industrialisés, ou de limiter la taille du projet pour en réduire l’empreinte.

Ensuite, la gestion du sable. Au lieu d’aspirer massivement le sable de la plage et des fonds voisins pour remblayer le port, une stratégie de gestion sédimentaire plus fine aurait dû être élaborée, avec des bilans de transit précis, des zones d’extraction définies à distance des rivages sensibles, et des programmes de rechargement systématique des plages en aval de la digue. 

La gouvernance aurait également gagné à intégrer, dès le départ, un véritable « contrat social côtier » : accords formels avec les organisations de pêcheurs sur les zones de circulation, les compensations et la reconversion éventuelle ; concertation avec les opérateurs touristiques ; implication d’experts indépendants en géomorphologie côtière, des ONG environnementales, et des collectivités locales dans un comité de suivi doté de moyens.

Enfin, le projet aurait dû inscrire noir sur blanc des objectifs mesurables de neutralité, voire de gain net, en matière de biodiversité littorale : nombre d’hectares de mangroves créés ou restaurés, longueur de plages rechargées, surfaces marines protégées, suivi scientifique indépendant avec publication des données.

Un tournant pour la politique littorale sénégalaise

L’histoire du port de Ndayane n’est pas seulement celle d’un chantier, c’est un test grandeur nature de la capacité du Sénégal à concilier ambitions économiques, justice sociale et protection de son littoral. À l’heure où les rapports internationaux alertent sur la vulnérabilité des côtes ouest-africaines face au changement climatique, à la montée du niveau de la mer et à la pression des infrastructures, chaque décision compte. 

En laissant se dérouler un projet qui entraîne la disparition d’une plage de sable remplacée par des galets, la fragilisation d’un village de pêcheurs et la transformation irréversible d’un écosystème marin, l’État et ses partenaires envoient un signal ambigu : celui d’un pays prêt à sacrifier une partie de son patrimoine naturel au nom de la compétitivité portuaire.

Il n’est pas trop tard pour corriger la trajectoire, à condition d’assumer pleinement les impacts déjà causés, de les documenter avec rigueur, et de mettre sur la table des mesures fortes de réparation écologique et de justice environnementale. Sans cela, Ndayane risque de devenir le symbole d’un développement déséquilibré où les galets, les digues et les conteneurs auront définitivement pris la place du sable, des pirogues et des oiseaux marins.

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Prosper Akouegnon
Prosper possède 15 ans d'expérience dans le journalisme. Il a précedemment travaillé pour le journal le Républicain et Le Scorpion Akéklé à Lomé. Devant la montée en force de la presse en ligne et la chute des presses traditionnelles, il décide de monter le site d'information en ligne AfricTelegraph en 2015 et s'installe au Gabon.

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