L’héritage intellectuel et politique de Abd al-Hussein Sharafeddine al-Musawi ne s’arrête pas à son époque. Son influence s’est prolongée bien au-delà de sa disparition en 1957, notamment à travers la figure de Moussa Sadr, qui allait révolutionner la place des chiites au Liban et transformer leur rôle dans la société. Loin d’être une simple coïncidence, la montée en puissance de Moussa Sadr s’inscrit dans la continuité des efforts entrepris par Sharafeddine pour moderniser la communauté chiite, défendre ses droits et œuvrer pour l’unité islamique.
1. La transmission du flambeau : un passage de témoin stratégique
Avant sa mort, Sharafeddine avait pleinement conscience de la nécessité d’une relève. Son engagement pour la reconnaissance des chiites dans le Liban indépendant nécessitait une nouvelle génération de leaders capables de dialoguer avec les autres communautés tout en consolidant la position chiite sur le plan social et politique.
C’est dans ce contexte qu’il identifia Moussa Sadr, un jeune clerc iranien issu d’une prestigieuse lignée de savants religieux. Né en 1928 à Qom, Moussa Sadr était un descendant de la même famille Sadr que la mère de Sharafeddine, renforçant ainsi une transmission à la fois familiale et intellectuelle. Formé en Iran mais ayant des racines libanaises, il était parfaitement placé pour poursuivre l’œuvre de Sharafeddine.
2. De Sharafeddine à Moussa Sadr : Une vision commune pour les chiites libanais
2.1. L’institutionnalisation de la communauté chiite
Sharafeddine avait cherché à renforcer les structures chiites face à l’administration coloniale et à l’État libanais naissant. Il avait plaidé pour une représentation plus équitable des chiites dans les institutions et s’était battu pour des réformes économiques en faveur du Sud-Liban. Mais malgré son influence, il n’avait pas pu obtenir de représentation politique officielle pour la communauté chiite.
Moussa Sadr allait finaliser ce projet. Dès son arrivée au Liban en 1959, il commença à structurer la communauté chiite en revendiquant une institution religieuse propre : le Conseil Supérieur Chiite, créé en 1969. Cette institution, inédite dans l’histoire du Liban, fut une consécration du travail amorcé par Sharafeddine. Elle permit aux chiites d’avoir une voix officielle dans les décisions étatiques, au même titre que les sunnites et les chrétiens maronites.
2.2. La modernisation du rôle des chiites dans le Grand Liban
Là où Sharafeddine voyait dans le Grand Liban une menace potentielle pour les chiites, Moussa Sadr y vit une opportunité de transformation. Contrairement à son prédécesseur, qui avait d’abord rejeté le projet libanais avant de s’y adapter, Moussa Sadr accepta pleinement le Liban comme un cadre politique et travailla à y intégrer les chiites comme un acteur incontournable.
Il s’appuya sur deux stratégies majeures :
• L’engagement social : Moussa Sadr fonda des écoles, des hôpitaux et des associations caritatives pour sortir les chiites de la marginalisation.
• L’action politique : Il encouragea la mobilisation politique des chiites et participa à la création d’un mouvement structuré, qui deviendra plus tard le Mouvement Amal.
Si Sharafeddine avait préparé le terrain en défendant les droits des chiites sur le plan intellectuel et religieux, Moussa Sadr transforma cette revendication en une action sociale et politique concrète, capable d’influencer le cours de l’histoire libanaise.
3. L’unité islamique : de la vision de Sharafeddine à l’action de Moussa Sadr
3.1. Un islam unifié face aux divisions internes
Sharafeddine et Moussa Sadr partageaient une même vision d’un islam au-delà des clivages sectaires. L’un comme l’autre considéraient que les tensions entre sunnites et chiites étaient exacerbées par les puissances extérieures et qu’une coopération intra-musulmane était nécessaire.
Sharafeddine avait posé les bases doctrinales de cette unité en dialoguant avec les savants sunnites, notamment à Al-Azhar, et en cherchant des points communs entre les deux branches de l’islam. Moussa Sadr, quant à lui, transforma cette théorie en action politique et sociale :
• Il prônait une solidarité entre musulmans, notamment face aux défis socio-économiques et aux inégalités.
• Il entretenait des relations étroites avec les leaders sunnites libanais et insista sur la nécessité de défendre une cause commune face aux tensions régionales.
Lorsqu’il fonda le Mouvement Amal en 1974, il ne le conçut pas uniquement comme une milice chiite, mais comme un mouvement national, ouvert aux autres communautés, poursuivant ainsi l’esprit de Sharafeddine.
3.2. Un engagement face aux injustices sociales
Un autre point commun fondamental entre Sharafeddine et Moussa Sadr réside dans leur défense des plus faibles. Sharafeddine avait œuvré toute sa vie pour améliorer les conditions des chiites du Sud-Liban, mais aussi pour promouvoir l’éducation et le développement. Moussa Sadr reprit ce combat et le structura davantage :
• Il mit en place des écoles et des centres de formation pour les chiites défavorisés.
• Il dénonça ouvertement les inégalités économiques et la négligence du Sud-Liban par l’État central.
• Il fut l’un des premiers leaders chiites à dénoncer la discrimination sociale et confessionnelle, tout comme Sharafeddine avant lui.
4. Moussa Sadr et l’actualisation du projet politique de Sharafeddine
Alors que Sharafeddine avait préparé la communauté chiite à jouer un rôle plus actif dans le Grand Liban, Moussa Sadr en fit une véritable force politique et sociale. Il n’est donc pas exagéré de dire que :
• Sans la vision et les efforts de Sharafeddine, Moussa Sadr n’aurait pas eu le cadre intellectuel et historique pour mener son action.
• Sans l’action et l’organisation de Moussa Sadr, l’héritage de Sharafeddine serait resté un simple projet inachevé.
Le lien entre les deux hommes se manifeste donc dans :
1. Une continuité idéologique : L’unité islamique, la défense des chiites et l’intégration dans le Liban moderne.
2. Une stratégie d’adaptation : D’un refus initial du Grand Liban à une intégration progressive dans l’État.
3. Une approche pragmatique du pouvoir : Sharafeddine et Moussa Sadr ont su composer avec les différentes forces en présence pour défendre leur communauté.
Conclusion
Abd al-Hussein Sharafeddine al-Musawi et Moussa Sadr sont les deux faces d’un même projet : celui de l’émancipation chiite au sein d’un Liban multiconfessionnel et d’un monde islamique divisé. Là où Sharafeddine jette les bases intellectuelles et institutionnelles, Moussa Sadr donne une traduction politique et sociale à ces idées. Ensemble, ils ont façonné le destin des chiites du Liban et contribué à redéfinir leur place dans l’État et dans la région.
Aujourd’hui encore, alors que le Liban traverse des crises identitaires et politiques profondes, leur vision d’une intégration active et d’un islam unifié demeure plus pertinente que jamais. Leur héritage est une invitation à dépasser les clivages confessionnels pour construire une société plus juste et plus équilibrée, où chaque communauté trouve sa place sans se refermer sur elle-même.
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