Avec l’un des taux de connectivité les plus élevés d’Afrique centrale, le Gabon a vu les usages numériques s’imposer dans le quotidien des citoyens, des entreprises et de l’administration. Mais le cadre juridique et réglementaire peine à suivre cette évolution rapide, créant un décalage de plus en plus perceptible sur le terrain. Un déséquilibre qui freine l’émergence d’une économie numérique structurée et soulève, en filigrane, des enjeux de gouvernance et de souveraineté.
Libreville — Le Gabon est aujourd’hui l’un des pays les plus connectés de la sous-région. Près de 70 % de la population a accès à Internet, tandis que le taux de pénétration de la téléphonie mobile dépasse 120 %, signe d’un usage massif et quotidien des outils numériques. Smartphones, réseaux sociaux, paiements mobiles et plateformes de services font désormais partie intégrante de la vie économique et sociale.
Pourtant, cette dynamique technologique masque une fragilité croissante : les règles censées encadrer le numérique n’ont pas évolué au même rythme que les usages. Ce décalage, longtemps cantonné aux cercles d’experts, se manifeste aujourd’hui de manière concrète pour les entreprises, les administrations et les citoyens.
Une économie numérique encore sous-exploitée
Malgré une population largement connectée, la contribution du numérique à l’économie gabonaise demeure limitée, estimée autour de 3 % du produit intérieur brut. Un chiffre modeste au regard des usages observés et des opportunités offertes par les services numériques, qu’il s’agisse de commerce en ligne, de solutions de gestion pour les PME, de fintech ou de services dématérialisés pour l’administration.
Pour de nombreux entrepreneurs locaux, cette faiblesse tient moins à l’absence de compétences ou d’idées qu’à un environnement juridique jugé peu lisible. Plusieurs jeunes entreprises du secteur expliquent avoir développé des solutions fonctionnelles, parfois utilisées à titre expérimental, sans parvenir à franchir le cap d’une adoption à grande échelle.
« On nous sollicite pour des démonstrations, des prototypes, mais sans cadre clair derrière », confie le dirigeant d’une PME numérique à Libreville. « Les règles du jeu changent selon les interlocuteurs, et les procédures manquent de visibilité. »
Des marchés publics numériques perçus comme opaques
La question des marchés publics liés au numérique revient de manière récurrente dans les échanges entre acteurs du secteur. Beaucoup pointent l’absence d’un dispositif centralisé et accessible, permettant de consulter l’ensemble des appels d’offres numériques de l’État.
Dans les faits, certaines entreprises locales expliquent découvrir l’existence de projets structurants une fois ceux-ci déjà engagés, souvent par voie de communication officielle ou médiatique. Cette situation alimente un sentiment d’exclusion et nourrit la défiance entre l’administration et l’écosystème numérique national.
Pour les PME, cette opacité constitue un frein majeur : sans visibilité sur les opportunités, il devient difficile d’investir, de recruter ou de structurer des équipes capables de répondre à des projets d’envergure.
Paiement mobile : un usage massif, des règles encore floues
Le paiement mobile illustre bien ce décalage entre usages et réglementation. Dans les marchés, les taxis ou les petits commerces, régler par téléphone est devenu courant. Pour de nombreux commerçants, ces solutions ont permis de fluidifier les transactions et de réduire la manipulation d’espèces.
Mais en cas de litige — paiement débité sans livraison, erreur de montant, compte bloqué — les mécanismes de recours restent souvent mal identifiés pour les utilisateurs. Les responsabilités entre opérateurs, intermédiaires et commerçants apparaissent parfois difficiles à démêler.
Cette incertitude freine le développement de services financiers numériques plus avancés, pourtant essentiels pour accompagner la modernisation de l’économie et l’inclusion financière.
Une administration numérique encore fragmentée
Du côté de l’État, la digitalisation progresse, mais de manière inégale. Plusieurs démarches administratives sont désormais accessibles en ligne, notamment dans les domaines fiscal ou déclaratif. Pourtant, sur le terrain, de nombreux usagers continuent de devoir multiplier les déplacements et les documents papier.
Un chef d’entreprise peut ainsi effectuer une déclaration en ligne, avant d’être invité à fournir les mêmes informations sous format papier dans une autre administration. En cause : l’absence de bases juridiques claires autorisant l’échange sécurisé de données entre services publics.
Cette fragmentation limite les gains d’efficacité attendus de la transformation numérique et entretient un fonctionnement hybride, à mi-chemin entre procédures traditionnelles et outils digitaux.
Données sensibles : une responsabilité encore mal encadrée
À mesure que les services se numérisent, la question des données devient centrale. Données personnelles, informations fiscales, fichiers administratifs : leur volume et leur sensibilité augmentent rapidement.
Dans la pratique, ce sont souvent des PME ou des prestataires privés qui conçoivent, hébergent ou maintiennent les systèmes informatiques. Sans règles strictes de normalisation, de certification et de contrôle, cette situation soulève des interrogations sur la sécurité des données et la souveraineté numérique.
Où sont hébergées les informations sensibles ? Qui peut y accéder ? Quelles obligations s’imposent aux prestataires en cas d’incident ? Autant de questions qui restent parfois sans réponse claire pour les usagers comme pour les décideurs.
Des applications peu interopérables et parfois éphémères
Autre critique fréquemment évoquée : la multiplication de solutions numériques développées sans standards communs. Plusieurs administrations utilisent des applications différentes, parfois incompatibles entre elles, rendant difficile toute interconnexion.
Cette absence d’interopérabilité limite le partage d’informations, empêche la mutualisation des ressources et complique l’exploitation future des données, notamment dans un contexte où l’intelligence artificielle devient un levier stratégique.
À long terme, ces applications « périssables » risquent de générer des coûts supplémentaires et de freiner l’émergence d’un véritable État numérique intégré.
Un déficit de confiance entre acteurs
Au-delà des textes et des outils, le débat sur le numérique révèle un déficit de confiance. Certains responsables publics expriment des réserves quant à la capacité des entreprises locales à porter des projets complexes. À l’inverse, les entrepreneurs dénoncent un manque de reconnaissance et de visibilité.
Cette défiance mutuelle nourrit un cercle vicieux : les projets structurants sont confiés à des solutions extérieures, les acteurs locaux peinent à démontrer leur savoir-faire à grande échelle, et la dépendance technologique s’accentue.
Une question désormais incontournable
Longtemps perçu comme un sujet technique, le cadre juridique du numérique s’impose désormais comme un enjeu de société. Les usages sont là, les attentes aussi. Le décalage entre une société largement connectée et des règles encore incomplètes devient difficile à ignorer.
Pour de nombreux observateurs, le véritable enjeu n’est plus de savoir s’il faut adapter le cadre juridique, mais comment le faire sans exclure les acteurs locaux et sans fragiliser la souveraineté nationale.
À mesure que le numérique devient une infrastructure essentielle, la question de son encadrement apparaît moins comme une option que comme une nécessité. La suite de cette série analysera les blocages institutionnels qui freinent encore la transformation numérique de l’État gabonais, malgré des usages et des investissements en constante progression.



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